Les feuilles et les hommes

En ce 1er jour de novembre, qui chaque année me rappelle le départ de mon paternel, c’est toujours plein de mélancolie que je regarde par la fenêtre ces feuilles dorées qui vacillent avant de se coucher délicatement sur le sol. Ironiquement, novembre, c’est aussi le mois où tant d’autres feuilles se détachent de leur arbre et empruntent le même chemin sombre vers la fin de leur cycle.

Malgré cette coïncidence malheureuse, j’oublie souvent la date exacte de son départ. J’ai longtemps pensé que c’était un mécanisme de protection : cette habitude de ranger, dans une petite boîte intérieure, tout ce qui m’inconforte émotionnellement.
Dès que je parle de sentiments ou de fragilité, une voix intérieure me coupe : “Mais de quoi tu parles ? Tu n’es pas un fragile.”
C’est rude, mais c’est comme ça que j’ai grandi. Et je sais que je ne suis pas le seul.

À défaut d’exprimer ma sensibilité, je l’ai barricadée. Par peur du jugement, certes, mais surtout parce qu’on m’a appris que pleurer, c’est être faible.
Cette anesthésie émotionnelle m’a parfois sauvé, m’a permis de rester maître de moi dans des moments où beaucoup auraient craqué. Mais elle a aussi fait de moi, par moments, une bombe à retardement.

Je veux autre chose pour mon fils. Je veux qu’il ait le droit de ressentir.
Qu’il puisse pleurer, rire, trembler, sans honte.
Qu’il me pleure un jour, non pas seulement parce qu’il est triste, mais parce qu’il m’a aimé, vraiment.

Cette réflexion m’est revenue à Nairobi, quand le fils d’un ami s’est mis à grogner de frustration parce qu’il n’avait pas réussi à me dire son nom. Il se retenait de pleurer, répétant fièrement : “I’m a grown man.”
Mais la digue a cédé. Et au lieu de se moquer, son oncle l’a pris dans ses bras et lui a simplement dit :
“Tu as le droit de pleurer. Mais une fois que c’est fait, tu essuies tes larmes et tu réessaies.”

J’ai été ému. Jaloux, même, de cette permission qu’on ne m’a jamais donnée.
Alors je me suis fait une promesse : la prochaine génération ne portera pas nos silences.
Parce que les hommes, eux aussi, ont le droit de laisser tomber quelques feuilles avant de refleurir.

Georges DEFO